Ça se passe il y a une dizaine d'années environ. Je sors de chez moi, un matin, vers 7h30. Il fait froid et sec. Le ciel est d'un bleu intense, superbe.
Je dois me rendre à un centre de formation où j'ai à passer la journée, pour mon travail.
C'est en réalité une vieille maison à la sortie de la ville, en bordure de champs et de forêts, reconvertie en lieu pour recevoir des groupes, des séminaires, des repas, etc. On y trouve des salles de réunion, une cuisine, des dortoirs, des salles de bains.
Je traverse tranquillement une large place au centre de la ville, quasiment en bas de chez moi, en me disant que quelque chose cloche ; mais je ne sais pas quoi. Puis je VOIS réellement, et entends réellement le monde autour de moi ; je sors du pilotage automatique où je vis la plupart du temps.
Je réalise que l'air est saturé de cris de corbeaux, assourdissants. Et qu'en même temps, au loin, une sirène de pompiers retentit – le genre de son qui évoque les alertes aux bombardements dans les films. Au bout de la place, une brume épaisse, très blanche. Toute la scène est incompréhensible, comme si quelqu'un avait placé des éléments d'ambiance au hasard.
J'arrive au centre de formation, presque en état de choc. J'ai l'impression d'être à côté de mon corps, de vivre un rêve éveillé. Tout a l'air à la fois irréel et beaucoup plus réel.
Il y a un pommier, dans l'herbe, à proximité du bâtiment. Un panier est posé au sol, au pied de l'arbre, rempli de pommes.
Je passe la journée presque inconscient des gens et de l'activité qui se déploient autour de moi, à écrire dans mon carnet des idées pour une typologie personnelle des ambiances et de ce qui les constitue, ainsi que des techniques de base pour créer des chocs esthétiques et poétiques comme celui que j'avais eu, à l'improviste, dans la rue. Avec le postulat qu'il était possible de le reproduire à volonté – dans le cadre de la création, de la rêverie sans but, ou d'un travail personnel sur sa propre conscience. C'est fondamentalement un travail sur son propre regard sur le monde.
*
Voici une transcription de mes notes en vrac :
Quel est mon objet ?
Étudier les procédés (tout élément d'un texte, en matière de contenu, comme de forme) pour étudier les effets produits sur le lecteur / le joueur.
Partir de récits / scènes qui m'ont marqué, qui m'ont parlé, et les analyser.
Dans la mesure où il ne s'agit pas d'étudier des récits, mais des scènes immobiles, des visions (fussent-elles « évolutives »), le terme narratologie n'est sûrement pas juste. Comment appeler ça ? De la poétique ?
La poésie que je veux analyser n'est pas celle de la forme du récit, mais celle de son contenu.
*
Ciel bleu azur, nuages moutonneux. Brume incompréhensible. Sirènes d’alarme incendie au loin.
Olfaction
Couleurs
Éléments du décor
Données météorologiques
Contradictions ou Grands contrastes (sensoriels et émotionnels)
Éléments sonores
Impression de découverte
Impression de rêve
Impression de sens impossible à formuler ou qui échappe
Impression que quelque chose va arriver, ou que l’on a quelque chose à faire
Incongruités, surréalisme
Profusion de signes. Le monde humain est un monde de signes.
Le description froide, analytique, topographique d’un lieu et de ses éléments, et d’éventuels événements qui y ont lieu, comme nouvelle forme littéraire – pour une époque technique sans lyrisme.
Influence des arts visuels, du multimédia.
Une écriture de la présence, de l’étant-là, plus qu’une narration.
Micro-récits. Refus des tartines psychologiques. Pas d’obligation du « personnage ».
Ruptures de rythmes. Trois ans en cinq lignes. Trois minutes en cinq pages.
Une clairière, un matin de printemps. Des cadavres au sol. Des cloches au loin. Cadavres en sang, herbe bien verte. Chants d’enfants sur la droite.
Pas besoin de « faire du style ». La poésie est dans la nature même de ce qui est décrit ou raconté.
Le bruit de trains roulant lentement sur des rails. On est dans une grande pièce vide dans un bâtiment abandonné. Elle a de nombreuses fenêtres, à gauche, d’où entre une lumière dorée. Des rideaux qui volent au vent. Sur le mur de droite, une croix, peinte. Des meubles et des traces de vie dans certaines pièces. Une estrade. On entend des dialogues venant de pièces adjacentes.
Ce sont des exercices de présence au monde.
Techniques :
Opposition (cimetière + rires d’enfants) // Étrangeté radicale (cimetière + bruit de machines)
Ruptures entre cohérence et incohérence (église + son de cloches, puis cimetière + bruit de machines)
Interaction et placement au centre du monde et de l’attention // Indifférence du monde, position de spectateur extérieur
Temporalité :
- Scène fixe // Écoulement du temps
- Ralenti / Normal / Rapide
- Ellipses ou continuité
Météo : temps (selon la saison, neige, pluie, soleil, chaleur ou pas, brouillard) – couleur du ciel – température extérieure.
Sources naturelles et artificielles de lumière.
Types de sons : humains (voix, bruits, musique), mécaniques (machines, véhicules, travail), animaux, sons liés à la météo, liés aux événements (guerre, fête, etc).
Types de lieux : naturel, urbain (époque ? style ?), industriel, ruines (époque, style ?), architectures particulières.
Incendies, inondations, tempête, tremblement de terre.
Événements : incendies, fête, guerre, rite religieux…
Objets : liés au travail, véhicules, organiques, artistiques, militaires, familiaux / vie quotidienne, médias (affiches, journaux, disques, films), animaux
Données olfactives : air pur ou non (fumée, etc), odeurs présentes (bonnes ou mauvaises).
Récit-caméra. Succession de perceptions.
*
Le panier de pommes au pied de cet arbre, dans le verger qui entourait le centre de formation. La quasi extase que j'ai ressentie en le voyant.
Anachronique, en décalage avec la vie actuelle, les métiers actuels, etc.
En même temps, cohérent vu le lieu (un verger, un quartier à la sortie de la ville, près des champs)
En somme, c'est une amplification de l'aspect anachronique d'un lieu.
Trace d'activité humaine.
Une activité humaine immémoriale qui plus est.
Le fruit lui-même est archétypal.
Appel à des archétypes (activité humaine, lieu, objet)
Trace humaine, mais aucun autre humain visible ni audible sur les lieux.
*
Scène à l’apparence gaie / apaisante, ou triste / angoissante
Scène au ressenti gai / apaisant, ou triste / angoissant
Cohérence ou incohérence apparente entre les éléments
Cohérence ou incohérence ressentie entre les éléments
Sentiment de familiarité ou de découverte / désorientation
Impression de sens impossible à formuler
Interaction et placement au centre du monde // Indifférence du monde et placement comme spectateur d’événements extérieurs
*
Rêve fictif qui m'est venu en me promenant dans la forêt hier : avancer, de nuit, dans une forêt obscure, froide, inhospitalière, et arriver, sur un sommet, dans un petit village chaleureux, vivant, ou devant un restaurant aux fenêtres illuminées, ou quoi que ce soit de ce genre.
Effet de rupture, de contraste, inattendu, et aussi bien esthétique que moral.
Précisons :
Obscurité // Lumière
Froid // Chaud
Solitude // Foule
Sentiment de déprime et de danger possible voire probable // Sentiment de sécurité et de joie
Mort // Vie
Qui dit rupture dit tension, préalablement.
Quand le contraste ou la contradiction entre deux éléments d'un scenario ne se suivent pas temporellement (forêt obscure, PUIS restaurant rassurant) mais se superposent (une forêt obscure et sinistre mais où l'on marche avec d'innombrables pèlerins, chacun tenant un cierge, dans une scène émouvante, sans aucune angoisse) on est dans autre chose.
Toute rupture repose-t-elle sur un contraste (voire une contradiction) ?
Le restaurant, la taverne, tout lieu vivant, illuminé, chaleureux, reste malgré tout « attendu », après une forêt obscure et sinistre. Il y a rupture, contraste, mais pas de contradiction. La contradiction serait d'avancer dans le Sahara, et de tomber sur un igloo encerclé par des ours polaires.
Le restaurant est attendu parce que ça colle avec la réalité, et que c'est aussi, au fond, quelque chose d'attendu dans la fiction, le récit imaginaire, le conte, etc.
La rupture qu'introduit le lieu inattendu-mais-attendu provoque des sentiments (réconfort, etc) alors que la rupture fondée sur une contradiction absolue ne fait qu'étonner ; elle ne provoque rien d'autre.
Distinguer le merveilleux (ou magique) du n'importe quoi.
Si à la place de la taverne dans la forêt, ou de l'igloo dans le Sahara, on avait une soucoupe volante (aussi bien dans la forêt que dans le Sahara), ce serait encore une autre catégorie.
*
Je n'ai jamais réussi à prendre le temps d'organiser et enrichir ces notes, d'en faire quelque chose d'exploitable, comme une sorte de méthode. Et ces fameux exercices, comme démarche créative et comme méthode gratuite et légale pour planer, sont une chose que je n'ai jamais poursuivie. Hélas...