lundi 27 août 2007

Petite fête à l'aérodrome

Hier j'étais me promener comme souvent sur les hauteurs de la ville, dans les champs, à proximité du terrain d'aviation. J'ai eu un choc assez profond, plus profond, je veux dire, que le simple étonnement, en voyant qu'il y avait un monde fou à l'aérodrome – c'était manifestement la journée portes ouvertes, ou quelque chose de ce genre. Des familles entières déambulaient sur les pistes de décollage, dans les hangars et les divers baraquements – incluant, évidemment, le bistrot de l'aérodrome, absolument bondé. Sous le beau soleil de l'après-midi, c'était une scène presque onirique, tant elle était inattendue ; je n'ai jamais vu l'aérodrome que désert, seul le grondement continu des moteurs dans le ciel, qui a accompagné toute mon enfance, laissant deviner qu'il est encore en activité. Je suis entré moi aussi dans le bistrot, il y avait des gens en train de discuter, boire, rire, jusque dans les cuisines et jusque même dans les toilettes – et je suis tombé nez-à-nez, coup sur coup, avec mon père, que je n'avais pas vu depuis un moment, et avec Pierre et sa mère, déjà un peu pompette. J'ai accepté une coupe de crémant, proposée par l'une des serveuses qui circulait, péniblement, avec un plateau. L'impression de rêver ne se dissipait pas, elle était au contraire de plus en plus forte.

En écrivant tout cela je repense à la réflexion que je m'étais faite un jour en randonnant dans la forêt dans les Vosges du Nord : et si, au bout de ce chemin, de cette rude montée, sur laquelle je me trouve seul, dans la pénombre de la forêt, entouré de sapins et d'immenses roches de grès, je tombais sur une auberge, un endroit lumineux, joyeux, accueillant, bruyant, plutôt que sur d'autres kilomètres de forêt, obscurs, silencieux, indifférents, inhumains ? L'irruption de la vie, de la lumière, de la fête, dans un décor habituellement désert et « mort », provoque quelque chose qui dépasse, comme je le disais, le simple étonnement. C'est comme si le monde – qui va naturellement vers la mort, le silence, le noir, le vide – inversait soudain sa tendance et que la vie ressurgissait dans toute sa force. Et quand en plus on y retrouve des parents, des amis, au milieu des rires et des libations, c'est comme un aperçu du Ciel.

samedi 28 juillet 2007

Hinterland

J'ai repensé hier à une sortie scolaire que j'avais faite vers l'âge de seize, dix-sept ans. J'étais donc au lycée. Nous étions comme d'habitude partis en autocar. Je ne saurais plus dire ce que nous allions visiter ni où exactement ; c'était un genre d'écomusée, en Allemagne. Près de Friboug peut-être ? Je sais que j'ai visité cette ville à l'époque, même si je ne saurais plus dire ce qu'on y trouve.

Nous avons traversé, en car, une forêt immense, interminable ; il me semble maintenant que nous y avons passé des heures. C'était comme si cette forêt était le bout du monde et une frontière avec... autre chose.

Il y avait ensuite des champs ; une plaine droite, qui semblait toute aussi infinie. L'éco-musée se tenait là, c'était un ensemble d'une dizaine de maisons en bois, manifestement vieilles de plusieurs siècles, que l'on pouvait visiter et où étaient exposés des objets quotidiens du temps jadis. Naturellement, personne n'y vivait plus. Cela m'avait semblé un immense gâchis : pourquoi ne pas profiter d'un tel cadre de vie, et s'y installer ?

J'avais quitté les lieux un peu mitigé, content d'avoir vu de belles choses mais frustré de savoir que je ne vivrai jamais dans un tel cadre, et que personne, d'ailleurs, ici, ne le ferait non plus. L'architecture contemporaine, fonctionnaliste et refusant l'idée même du Beau, m'a toujours répugné. La visite était finie, mes camarades et moi-même avions quartier libre pour acheter à la boutique de souvenir des cartes postales et autres marchandises ; avec un ami j'avais décidé de m'éloigner et d'explorer les environs. Les champs se poursuivaient jusqu'à un dénivellé très prononcé, je n'irai pas jusqu'à parler de ravin, car cela ne tombait pas à pic, mais il fallait tout de même emprunter des escaliers métalliques incrustés dans la roche pour descendre.

Le chemin débouchait sur un petit bois de bouleaux très espacés qui lui-même, au bout d'une centaine de mètres, menait à un autre village, exactement semblable au premier, à ceci près qu'il était habité. Ça ressemblait à ces émissions folkloriques ridicules à la télévision allemande, que nous captions, dans la maison de mes parents, puisque nous vivions près de la frontière. Les tenues typiques, le décor rural, l'impression générale de se retrouver dans une Allemagne éternelle, archétypale, où le temps s'est arrêté... 

Découvrir cette communauté humaine cachée, insoupçonnée, ce Hinterland vivant, qui survit secrètement à l'écart du monde moderne, qui fait tout l'inverse de ce qui semble raisonnable et souhaitable pour le commun des mortels, a été une expérience extrêmement forte, extrêmement émouvante pour moi. J'ai aussi réalisé que ce que l'on prend parfois pour une exception absolue et un vestige (l'écomusée) s'avère en fait n'être qu'un élément d'un ensemble insoupçonné, bien réel et bien vivant.

samedi 14 juillet 2007

14 juillet

Je me souviens d'un 14 juillet, il y a longtemps ; j'avais entre 20 et 23 ans, puisque c'était quand j'étais à l'université. Je passais mes vacances d'été à sillonner la région en voiture, seul, fuyant ou au contraire cherchant quelque chose que j'aurais été bien en peine de nommer. Mais ce 14 juillet-là, je ne roulais pas au hasard ; j'avais rendez-vous avec mes parents, qui m'avaient fait inviter avec eux à un repas chez des gens que je ne connaissais absolument pas et qui vivaient dans un village perdu de la Meuse ; le genre de village dont on a aucune chance d'entendre parler si l'on a rien à y faire. C'était comme souvent les villages lorrains une rue unique, bordée d'anciens corps de fermes mitoyens, assez bas. Une impression de délabrement et de pauvreté s'en dégageait. Le trafic automobile était absolument nul – il était midi et demi – et aucun passant ne se faisait voir dans la rue. Vers la fin de la commune, sur quelques centaines de mètres, les vieilles maisons cédaient la place à des pavillons plus récents, plus espacés, séparés par des pelouses et des haies ou des clôtures. Là aussi, aucun signe de vie. Aucun bruit, aucun mouvement. Le village tout entier, je l'avais noté en passant, était livré aux durs rayons du soleil, puisqu'aucun arbre n'était planté le long de la chaussée. Il n'y avait pas non plus de forêt au loin, ni aucun élément de décor agréable ou pittoresque ; seule la plaine, assez plate, et infinie. Tout cela donnait une impression déprimante de dénuement. J'avais oublié l'adresse où je devais me rendre et, après m'être garé au hasard, j'avais passé vingt bonnes minutes à parcourir le village du début à la fin, deux ou trois fois – jusqu'à ce que ma mère, me voyant sans doute par une fenêtre, sorte d'une maison pour me faire signe. La maison était agréablement décorée, chaleureuse, accueillant une famille manifestement plutôt aisée sans rien avoir du vulgaire « nouveau riche ». De nombreux autres habitants du village étaient là ; manifestement, ici, la notion de communauté était encore une réalité, on avait pas le moins du monde affaire à un village dortoir. On m'avait rapidement glissé une flûte de champagne dans la main (mais qui fête réellement le 14 juillet, au fait ? qui étaient ces gens pour qui tout cela a encore un sens ?) et j'avais passé finalement une agréable journée, me disant que si la nature aime à se cacher, la vie sociale, la vie communautaire aussi ; les campagnes ne sont peut-être pas aussi mortes et anonymes qu'on le pense quand on les traverse comme étranger. Elles se protègent de nous, tout simplement.

jeudi 21 juin 2007

Jardin de ruines

Rêve de la nuit dernière : je visite des ruines avec un homme avec qui j'étais censé travailler sur un chantier, ou quelque chose comme ça.

C'était probablement le géomètre du cadastre avec qui j'avais travaillé pendant un mois, jeune homme, pour gagner un peu d'argent. J'ai oublié son nom, et à vrai dire son visage aussi. On passait nos journées en voiture, à aller de chantier en chantier, dans toutes les zones pavillonnaires en construction qui encerclaient peu à peu ma ville. On parlait très peu, on se contentait de faire des mesures. On ne croyait personne. C'était un travail paisible, assez physique mais reposant pour l'esprit.

Dans ce rêve, donc, on arrive sur les lieux où l'on doit travailler et je lui fais remarquer quelques maisons anciennes et abandonnées, en lui disant que ça me rend fou de voir ces demeures autrefois habitées par les premiers citoyens de cet endroit (quel endroit ? je ne m'en souviens plus) être aujourd'hui dans cet état. Au fur et à mesure que l'on avance, il n'y a plus que des ruines, de plus en plus gigantesques – des dômes en partie brisés, des restes de murs de plusieurs étages, etc. Ou alors, à l'inverse, nous voyons en contrebas, dans les fondations incroyablement profondes de futurs immeubles, les étages souterrains d'anciens bâtiments aujourd'hui à jour – des restes de piscines, d'assemblées et d'arènes, des jardins en terrasse. C'est stupéfiant et vertigineux.

Il n'y a pas grande différence, pour l'esprit, j'imagine, entre un chantier de construction et un jardin de ruines – quelques échaffaudages mis à part.

mercredi 16 mai 2007

Sombre allégresse

Je me souviens d'une balade à vélo, en famille, quand j'étais adolescent, par un temps automnal et sombre,  étrange. Ce genre de temps qui devrait être déprimant mais qui produit en réalité l'effet inverse ; une sorte de sombre allégresse. Nous nous étions arrêtés dans un troquet, avec mon père, pour attendre ma mère  et ma soeur, perdues en chemin. Le silence était presque total. Personne ne passait dans les environs. J'étais fasciné par ce silence et cette paix, sous ce ciel lourd et gris, qui m'était apparu alors comme le ciel qui convenait à notre région, à notre « race », pour des raisons que j'étais encore incapable de formuler.

*

J'ai beaucoup parcouru la même vallée, au fil des ans, longeant la rivière et les villages qui vivaient sur ses rives. Parfois à pied, mais le plus souvent à vélo. J'en ai beaucoup rêvé, aussi – et des lieux, et des vélos. Parfois dans mes rêves nous étions de larges groupes de promeneurs, une véritable communauté, qui s'enfonçait toujours plus loin dans cette zone rurale oubliée, paisible, préservée, tout au bout de laquelle se trouvait et se trouve toujours une ville thermale gallo-romaine dont les ruines sont visitables. C'était donc un voyage à travers et à travers le temps ; laissant la ville derrière soi, pédalant de toutes ses forces vers le passé, vers les origines, sous un ciel gris, orageux, électrique comme un cerveau bourdonnant de souvenirs qui veulent remonter à la surface de la conscience.

lundi 14 mai 2007

Trajets de nuit

J'ai eu pendant quelques mois, vers trente ans, une curieuse habitude, née de l'angoisse, de l'insomnie et de la solitude ; celle de faire de nombreux trajets en voiture, de nuit, roulant au hasard dans la campagne, avec une destination choisie au hasard mais toujours lointaine et encore inconnue, dans le but très précis de me sentir perdu, de me sentir loin, de me sentir au milieu de nulle part, seul, dans l'obscurité et la lumière froide de la lune, roulant vers un lieu où personne ne m'attendait et où je n'avais rien à faire. 

Maintenant que j'y pense, peut-être était-ce une façon d'acter ce qui était ma situation dans la vie en général, et en quelque sorte de le mimer : être seul, être perdu, être dans le noir. Avancer vers un but inconnu et hasardeux, dont je savais par avance que je n'y trouverais rien.

samedi 12 mai 2007

Meyerbach

Vers l'âge de trente ans, assez peu de temps avant de perdre ma mère, j'avais entrepris avec ma soeur et elle une visite des lieux d'où est originaire notre famille, de son côté. Une ferme, un village sans intérêt au bord de la route... Mais il y eut aussi une journée dans cette ville près de Paris où elle nous a amené jusqu'à une grande maison blanche, assez décrépite, qui me faisait penser aux quelques maisons appartenant à l'armée, et plus ou moins abandonnées, de l'avenue Joffre, dans ma propre ville - héritage de l'occupation allemande après 1871. Elle nous expliqua que la maison s'appellait « Meyerbach ».

C'était devenu un genre d'orphelinat ou de foyer pour adolescents et jeunes adultes en difficulté. Nous avions un ancêtre qui y avait vécu, quand c'était une maison de maître. Etait-il le maître en question ou un employé, je ne le saurai jamais. Le moment était assez émouvant ; j'avais très envie d'entrer dans ce bâtiment pour l'explorer, le découvrir - alors que je ne m'étais jamais interrogé sur l'existence même d'une telle maison, et que je serais passé à côté sans y accorder la moindre attention si ma mère ne nous l'avait pas signalée, j'éprouvais maintenant le besoin de l'intégrer à ma vie, de la faire mienne ou de m'intégrer à elle, à son histoire, même à sa vie actuelle, m'apprêtant après tout moi aussi à devenir orphelin, sous peu, et errant dans la vie au même titre que les jeunes personnes qui y vivaient.

mardi 3 avril 2007

Post tenebras lux

Adolescent, je me suis un jour introduit dans une maison. Elle se situait au bas de ma rue et bordait une place, ou plus exactement un terrain à moitié bétonné, l'autre moitié laissant pousser quelques arbres et des herbes hautes. Cette place était délimitée par un vieux mur, sur trois côtés, et cernée par des maisons et des jardins privatifs. L'une de ces maisons était particulièrement ancienne, à colombages, et surnommée depuis des temps immémoriaux « la maison du bourreau ». La légende voulait en effet qu'elle ait été la maison du bourreau de Jeanne d'Arc.

Elle semblait vaguement abandonnée ; elle n'était pas du tout en ruine mais avait quelque chose de silencieux, d'immobile, d'endormi, comme une maison de vacances, peut-être.

J'y suis entré par une après-midi d'été, avec une camarade d'école, Julia, avec qui j'avais gardé quelques relations lointaines. Nous savions (je ne saurai plus aujourd'hui dire comment) qu'une porte à l'arrière, donnant sur la cuisine, n'était jamais verrouillée.

J'avais le coeur qui battait la chamade, avec le sentiment de commettre une transgression plus grande qu'une simple effraction. Une transgression morale, voire métaphysique, que j'étais incapable de formuler précisément à mon jeune âge. Peut-être simplement étais-je attiré par le fait de commettre un interdit, attiré par l'idée même du crime, de l'effraction et du voyeurisme. Pas dans le but de faire du mal à quiconque, mais avec l'idée, informulée encore une fois, que tout au bout de la transgression m'attendaient des révélations, une richesse et une profondeur d'existence qu'une vie quotidienne bien réglée, bien honnête et respectueuse des lois et des convenances, ne permettait pas d'atteindre.

La maison n'était pas abandonnée du tout. Elle était richement meublée et pleine d'objets fascinants, bien propre et accueillante, chaleureuse, boisée. Je n'étais absolument pas surpris ; au contraire, c'était comme me retrouver face à une évidence, face à un décor, un spectacle, qu'obscurément je savais devoir rencontrer un jour. Une étape nécessaire dans ma vie, un archétype de maison qu'il me faudrait explorer tôt ou tard. Je déambulai avec Julia à travers les pièces en prenant mon temps, en m'arrêtant sur chaque bibelot ou vieux meuble, fasciné.

Je me souviens d'une longue table en bois, d'une cheminée, d'une cuisine au carrelage ocre avec des casseroles en cuivre, de toiles aux murs, bien encadrées, d'un épais canapé de cuir sombre ; je me souviens de poutres apparentes, de murs en grosses pierres, de coussins en tissu, de plantes grasses et de vieux livres, je me rappelle les corbeilles de fruits, l'étage avec ses chambres douillettes (il y en avait trois, manifestement une famille vivait là, les parents et à en croire la décoration, deux adolescents, garçon et fille).

Un Amstrad CPC 6128, des armoires anciennes, un escalier en bois, immémorial. Les siècles semblaient cohabiter ici en paix.

Il ne faisait pas sombre à proprement parler dans la maison mais la lumière du jour entrait par rayons doux, dorés, paresseux ; elle semblait comme ralentie, atténuée, respectueuse de la vie privée, de la tranquillité, de la paix des occupants, dont je me demandais à quoi ils pouvaient bien ressembler et quel genre de vie ils pouvaient mener en ces lieux. Leur existence, en même temps, me paraissait un peu incongrue, presque théorique et peu plausible ; la maison semblait faite pour rester silencieuse, immobile, comme un pur décor, une pure idée d'un paradis domestique qu'il ne fallait pas souiller par sa présence. Peut-être les habitants évitaient-ils de rentrer chez eux après avoir ressenti la même chose que moi ?

En sortant nous tombâmes nez à nez avec une femme à vélo ; la propriétaire des lieux. Julia prit la fuite. Mais la femme était souriante, comme amusée de nous avoir pris sur le fait et de posséder une maison capable de produire une telle attraction. Je lui racontai sans aucune réticence ni timidité mon exploration de son domaine intime. C'était comme lui raconter comment je lui aurais fait l'amour, à elle – j'étais incapable d'établir consciemment cette comparaison, à mon jeune âge, mais la situation me troublait de la même manière. La maîtresse des lieux, qui devait avoir une quarantaine d'années, paraissait le comprendre, avec intelligence et indulgence.

Je ne sais pas combien de temps nous étions restés dans la maison mais alors que je parlais à cette femme souriante, presque entièrement silencieuse, qui m'encourageait à poursuivre ma confession par son simple sourire, enfourchant encore sa bicyclette avec un pied à terre, je réalisai que le crépuscule tombait ; un crépuscule chaud et intense, qui dorait tout d'une lumière d'or, une lumière idyllique qui accentuait encore l'attirance que je ressentis pour cette femme plus âgée que moi avec qui je venais d'établir un lien plus intime que je ne l'aurais pu espérer ; une lumière paradisiaque ou luciférienne, je ne sais pas, mais qui signifiait secrètement, pour moi seul, que ma quête était une réussite.

dimanche 1 avril 2007

Souvenir de très petite enfance

Je suis dans la cour derrière l'immeuble où nous habitons, dans cette rue à la sortie de la ville, qui donne sur des champs et des forêts à l'infini semble-t-il. Je vois des hommes se diriger vers le champ et les vergers derrière l'immeuble. Peut-être sont-ils déguisés. Ou habillés d'une manière étrange, inhabituelle pour l'enfant que je suis. Je sens qu'une espèce de jeu se prépare, un jeu très sérieux ; quelque chose de guerrier se dégage de tout cela ; c'est en tous cas le sentiment qui me vient. J'ai envie de les rejoindre.

lundi 12 mars 2007

Pension de famille

Souvenir de mes vingt, vingt-et-un an. Je suis seul et arrive dans une espèce de pension de famille, en région parisienne. J'ai réservé pour trois jours. Il n'y a personne à part le propriétaire. L'établissement est minuscule, mais avec un nombre invraisemblable de pièces, de petits couloirs, d'escaliers. Tout est chaleureux, boisé, avec d'innombrables petits bibelots. Une vraie maison de poupées, et une maison de famille en même temps – une maison de famille telle que je n'en ai jamais connue dans ma vie et n'en connaîtrai probablement jamais. Cette idée me frappe. Une fois dans la chambre, je me mets à pleurer, sans savoir vraiment pourquoi ; à la fois de tristesse et de soulagement d'être enfin dans un tel endroit.

dimanche 4 mars 2007

Premiers hommes

J'ai repensé à un épisode de jeunesse, en arrivant au chalet, samedi soir, pour y passer le week-end avec ma compagne. Je ne vais pas rentrer dans des détails scabreux, mais il m'est arrivé dans ce chalet, une fois, vers l'âge de 25 ou 26 ans, de passer la nuit avec une femme nettement plus âgée (elle devait avoir la cinquantaine, peut-être même un peu plus). C'était clairement une épouse et une mère de famille, bien que je n'aie rencontré aucun de ses proches. Le hasard avait fait que nous étions jusqu'au lendemain les seuls occupants du refuge – qui est ouvert à tous les adhérents de l'association sportive qui en est propriétaire. Nous avions dîné, chacun à sa table, dans la salle de séjour, en échangeant quelques mots, plus par politesse qu'autre chose, puis j'étais monté me coucher.

Elle était entrée dans le dortoir où je somnolais, pour s'y coucher, une petite heure après, inconsciente de ma présence puisqu'elle n'avait pas allumé la lumière. Quand elle s'en était finalement rendue compte, elle avait eu un petit rire étrange, et nous nous étions rapidement rapprochés l'un de l'autre. Je suis certain qu'elle n'était pas coutumière du fait, et que mon charme n'y était pour rien, ou quasiment. Je suis certain également que cela n'aurait pas eu lieu si la même situation s'était presentée dans un lieu différent. C'était le chalet lui-même. La solitude au milieu de la montagne, des forêts infinies, de l'obscurité absolue qui régnait dans le chalet et au-dehors. Le décor boisé, ancien, et la vie rustique, presque primitive, qu'il accueillait. Nous étions comme le premier homme et la première femme, naturellement et irrésistiblement attirés l'un vers l'autre.

mercredi 28 février 2007

Reprise

Après une longue interruption, ce blog va bientôt reprendre car j'ai un peu plus de temps à moi à nouveau. Mais son nom et son URL vont changer et devenir PSYCHOGÉOGRAPHIE DU NÉANT. Je m'aperçois que mon rapport aux paysages et à l'espace se situe autant, pour ne pas dire bien plus, dans le domaine de la fiction, du rêve nocturne, de l'imaginaire, des souvenirs... que de la vie diurne et de l'exploration physique, consciente, de lieux ruraux ou urbains. Fiction, rêves et compagnie, c'est-à-dire le néant... mais auquel répond un néant encore plus grand, celui du monde extérieur, qui derrière les façades type décor de théâtre qu'il nous offre jour après jour, cache un vide terrifiant, désespérant.

lundi 17 juillet 2006

Zone morte

J'aime de temps à autres me bercer avec l'idée que je vais explorer ma région pour découvrir des lieux, des gens, des choses. Mais jusqu'ici je n'ai qu'une impression, à chaque fois identique, que je sois dans un village quelconque que j’explore, ou au bord du canal, ou encore dans la forêt.

La réalité, c'est la route, les rues, les quartiers pavillonnaires, les zones commerciales. La campagne, y compris ses zones habitées, n'est plus qu'un décor vide, en aucun cas un lieu de vie et d’activité. J'aimerais avoir tort et espère être un jour détrompé au fur et à mesure de mes balades, mais c'est une impression extrêmement puissante ; plus qu’une impression, une constatation, même si je ne puis exclure qu’il en soit différemment ailleurs dans d’autres régions de France.

Corollaire à tout cela : si la campagne n'est plus qu'une zone morte et qui n'appartient plus à la réalité, alors s'y promener est comme se promener dans un rêve, à la rencontre de soi-même, de ses propres représentations et fantasmes.

dimanche 23 avril 2006

Club canin

En m'arrêtant, en voiture, pour prendre en photo un club canin plus ou moins abandonné qui m'a toujours fasciné quand je le longeais en voiture, le tout sous un soleil de plomb, je réalise que j'aurais mieux fait de ne jamais m'arrêter et de me contenter du fantasme.

Pendant quelques semaines j'ai eu le projet d'explorer ma région, sur une base à la fois méthodique (étude de la carte, etc) et abandonnée à l'intuition, au hasard ; notant des noms de localité, ou des lieux précis (la scierie à la sortie de tel village) au fil de mes trajets en voiture. J'ai arrêté ça au bout de quelques séances photo. Un malaise inexplicable, une tristesse. J'ai compris quelques temps plus tard que ces lieux n'avaient de charme, de mystère, que tant qu'ils restaient des éléments d'une histoire potentielle, dans ma tête. Dès que je me rends sur les lieux pour les prendre en photo, leur néant me saute au visage. Ce sont des lieux qui n'ont rien à me dire, qui n'ont aucune place dans ma vie. Je n'ai rien à y faire.

jeudi 23 février 2006

Paradis

La campagne ne présente décidément aucun intérêt, aucun attrait, c'est un espace purement utilitaire en réalité, et parfois, accessoirement et accidentellement, beau. Le Paradis n'est pas « la campagne », mais un jardin, c'est-à-dire la nature mise en scène, arrangée, humanisée.

lundi 20 février 2006

Simple décor

Je marche entre une longue haie à ma gauche, et, sur ma droite, un grillage qui me sépare de la voie ferrée. 

Au-delà des rails : d’autres bosquets, des champs, des forêts, à l'infini semble-t-il. Mais je ne peux pas y aller.

Sur ce chemin comme partout ailleurs, je suis bloqué, prisonnier de chemins balisés ; de simples couloirs dont je ne peux sortir et qui réduisent l'essentiel du paysage, l'essentiel du monde, à un simple décor.

jeudi 16 février 2006

Explorateur

Je me promène avec mon « carnet d'explorateur » vers le Rehtal, où je prends quelques photos. Un apiculteur, dans son verger avec d'autres personnes, me jette des coups d'oeil méfiants de temps à autres, puis comme à chaque fois que je me promène quelque part, vient me demander qui je suis, ce que je fais et pourquoi. Je l'envoie balader, poliment, et il geint. Ensuite je passe par le plan incliné. Je longe l'eau, roule lentement car il y a eu un accident de moto. Je monte jusqu'à Garrebourg où je photographie le club de tir. J'explore un peu le village en voiture, m'y perds.

mercredi 25 janvier 2006

La mort, le néant, l'insignifiance

Il existe un topos du héros qui part errer dans des forêts enneigées et photogéniques pour oublier un drame intime, et qui s'y retrouve lui-même ou s'y perd définitivement.

Tout cela n'existe évidemment pas dans la réalité. Dans la réalité, dans la vraie vie, quand on va seul dans la forêt, que ce soit en été ou en hiver, que ce soit pour oublier ou pour se souvenir, on y trouve que l'essoufflement, la banalité de la nature et l'ennui. Il n'y a pas de d'errance ni de perdition poétique ou salvatrice.

*

Plus jeune j'aimais me promener dans la nature. Mais, à ma douloureuse découverte, plus le temps passe plus ça m'est insupportable.

Quand je marche sur un chemin de campagne, au bord d'un canal, ou sur un sentier de forêt, je ne me sens pas dans la nature ; je me sens simplement nulle part. Cette impression est plus pénible encore quand je m’enfonce dans la vraie nature sauvage.

J'ai réalisé au fil du temps que j’aimais les paysages où l'on aperçoit la présence humaine, les paysages modelés par l'homme ; le jardin plutôt que la forêt. Dans la nature sauvage je me sens comme un étranger perdu dans un paysage qui n'a rien à me dire et où je n'ai rien à faire. Je l'assimile de plus en plus à la mort, au néant, à l'insignifiance.

jeudi 25 août 2005

Nouveau moyen age

Visite, ce week-end, en Alsace, avec Laurence, de plusieurs châteaux, intacts ou en ruine, mais toujours en hauteur, cela va de soi, et cernés par une mer de sapins. Soleil d'hiver. Beaucoup de touristes. Il y a manifestement une vraie fascination populaire pour ces lieux. Un attachement sentimental, culturel. Et même plus fort que ça : atavique. J'avais l'impression en déambulant dans ces lieux que la foule venait obscurément y chercher un milieu naturel perdu, une organisation sociale dont elle traîne la nostalgie sans pouvoir la nommer ; et que peut-être aussi ces vieilles pierres auraient un nouveau rôle à jouer dans le nouveau moyen âge qui s'annonce.

jeudi 14 juillet 2005

Nouvelle relation

J'ai entamé depuis quelques semaines une relation avec une femme qui habite une toute petite commune (4000 habitants) à une heure au moins de toute grande ville, au milieu d'une région agricole misérable, sinistrée sans même avoir été industrialisée un jour. Je traverse pour aller la rejoindre, tous les week-end, après avoir quitté mon bassin anciennement minier et sidérurgique aujourd'hui peuplé de HLM, des dizaines de kilomètres de champs, de vergers, de villages aux maisons basses, grises ou en pierre jaune ternie par le temps, dont parfois les fenêtres sont murées. Mais cette misère n'est rien ; elle est le prix à payer pour être loin de la Machine. Loin de l'époque. Elle a même quelque chose de reposant, de réconfortant : on est encore dans le vieux monde, et même en ruine il reste le plus désirable. À chaque kilomètre parcouru j'ai un peu plus le sentiment de m'enfoncer non seulement dans l'espace, mais dans le temps, de rentrer chez moi, dans cette région que pourtant je découvre, et de rejoindre l'histoire de mon pays et mes ancêtres, de retrouver quelque chose qui a été trahi, injustement et trop rapidement oublié, renié.

lundi 20 juin 2005

Appartement secret

Fête foraine, avant-hier soir ; un beau soir d'été, tiède, agréable, tout rempli de l'odeur de la végétation. J'ai croisé ma collègue, E... Nous avons un peu déambulé ensemble entre les attractions et les stands de sucreries. Elle semblait très détendue, amicale ; moi-même, alors que la journée avait été affreuse, je respirais mieux et ne pensais plus aux innombrables sujets de mécontentement qui avait parsemé ma journée. C'était l'endroit qui faisait ça. Pas le village lui-même, parfaitement banal et typique de la région avec sa rue principale interminable, quasiment une rue unique (la fête foraine elle-même se tenant sur le stade de foot de la commune, quasiment à l'orée de la forêt), mais sa situation géographique, perdu au creux de cette zone floue entre Lunéville et Blâmont, où clairement personne ne va jamais, en dehors des gens qui y vivent, puisqu'il n'y a rien à y faire, à peu près aucune activité économique ou industrielle. Ce genre de zones me fascine. Je les imagine (évidemment à tort) comme des endroits à part, quasiment sans État, sans police, sans criminalité, sans propagande médiatique et commerciale permanente, sans personne qui puisse vous y retrouver ; des lieux où se cacher indéfiniment, en sécurité et en paix, hors d'atteinte. Je me suis imaginé non pas déménager ici mais y louer un appartement, dont personne ne connaîtrait l'existence, un endroit où me cacher et me ressourcer si j'en besoin, sur un coup de tête, en pleine nuit.

vendredi 27 mai 2005

Vivoter dans les ruines

Cet après-midi j'ai été chassé de chez moi par le boucan à l'étage au-dessus. Une fois de plus. Je suis donc parti me promener en voiture, dans une colère noire et ai échoué à Cirey.

J'y ai erré tout l'après-midi dans un état de sidération et d'excitation grandissante, en réalisant que toute la ville n'était à peu de chose près qu'une immense friche industrielle, aménagée et habitée. Avec ces rues entières de bâtiments visiblement inoccupés, inhabités, menaçant ruine. La grisaille, les pierres nues, les jardins à l'abandon. La végétation qui prolifère et donne une atmosphère paisible au désastre. Seules quelques rues pavillonnaires, semblables à celles de toutes les autres communes de France, semblaient récentes et en bonne santé, croissant dans toutes les directions aux confins de la ville, comme évitant son centre de ruines maudites.

Jamais je n'ai eu autant cette impression de voir un environnement d'après la fin du monde – et à l'échelle locale c'est réellement le cas ; la petite ville a connu une heure de gloire industrielle dont il ne reste rien aujourd'hui, et ses habitants vivent au milieu des ruines, au sens propre.

J'ai vu une femme ouvrir la porte d'un entrepôt abandonné qui lui servait apparemment de garage, peut-être même de pièce à vivre, qui sait, dans une usine abandonnée jouxtant sa maison.

J'ai vu une cabane en bois construite sur un ancien terrain industriel en friche. Des habitants y avaient aménagé des jardins.

J'ai erré sur des terrains au sol entièrement constitué de gravats, parsemé de maisons en ruines et d'entrepôts qui semblaient avoir été bombardés.

Un passé plus lointain se laissait deviner aussi ; en passant dans une ruelle désolée où je ne pensais rien trouver, j'ai vu le linteau extrêmement ouvragé de ce qui semblait une maison très ancienne et luxueuse ; une habitante, assise sur les marches de sa propre maison, mitoyenne de l'autre, m'a appris que tout cela constituait autrefois un véritable château. Une pancarte le confirmait quelques mètres plus loin. Face au « château » de petites granges en agglos et en bois menaçaient ruine. Ainsi, ici aussi, les gens du crû vivotaient dans les ruines d'un passé glorieux.

En y repensant, mon excitation était une occurrence de plus de cet état malsain, anormal, dans lequel j'arrive à me plonger quand j'explore de nouveaux lieux qui s'avèrent être vieux, délabrés, déserts. Je devrais préférer la vie, la beauté, l'animation, mais non, c'est l'entropie qui manifestement m'attire.

mardi 17 mai 2005

Dans la montagne

Je suis allé à la messe à T... ce matin. C'était la première fois que j'y allais, et à vrai dire, même la première fois que je m'arrêtais dans ce village au lieu de simplement le traverser en voiture. L'église était belle et j'ai regretté de ne pas avoir l'occasion d'y prendre des photos ; lumineuse, avec un très beau maître-autel en bois, manifestement très ancien. Je me sentais inhabituellement bien. C'était dû à quelque chose de très spécifique à l'endroit lui-même que j'ai fini par réussir à formuler : j'avais le sentiment d'être « dans la montagne ». J'étais loin de ma ville déprimante, loin du béton, de la crasse, du bruit, loin des dégénérés, loin de la décadence, de la laideur et de la mort, que la ville en général est venue à symboliser pour moi ; j'étais là, par un dimanche matin ensoleillé dans ce village paisible, niché au creux de la montagne, entouré d'autres villages tout aussi paisibles, de vrais refuges, et c'était comme être à l'autre bout du monde, dans une zone magique, protégée, inviolable, où tout était encore intact.

lundi 2 mai 2005

Enfers intérieurs

Promenade matinale. Je suis monté par la forêt jusque Hellert, ces coins-là... je mélange un peu tous ces villages. Mélange d'ennui profond, de solitude pénible, et d'excitation face à certains paysages – je dis excitation et non pas émerveillement, par exemple, car mon état mental dans ce genre de situation ressemble à un genre d'exaltation malsaine (liée au fait de mitrailler, en partie) plus qu'à une saine appréciation d'un paysage.

La balade solitaire n'a pour moi rien de rafraîchissant, de revigorant mentalement et moralement. Bien au contraire, l'errance et la solitude me mènent vers des états mentaux bizarres, malsains, excessifs.

Il est dangereux de se promener, d'aller se balader dehors. On croit s'aérer, voir le monde, alors qu'on ne se balade jamais que dans ses mondes intérieurs, dans les différents niveaux de ses enfers intérieurs.

lundi 4 avril 2005

Il faut que je déménage

Il faut que je quitte la ville, qui est en train de me tuer. Physiquement, moralement, spirituellement.

lundi 28 mars 2005

Un monde plus simple, plus lent

J'ai découvert cet après-midi ce village qui n'est qu'à cinq minutes de la ville où je vis depuis quinze ans, mais que j'ai toujours négligé de visiter, parce que je n'avais, tout simplement, rien à y faire, et parce que je n'avais, pendant longtemps, jamais même croisé son nom.

Mon but était de rouler au hasard dans une direction que je n'avais jamais prise et de m'arrêter dans le premier village inconnu qui m'intriguerait.

Je me suis garé tout à l'entrée de la commune, avant même les premières maisons, sur une espèce de croisement entre un parking et une aire de jeu, dotée d'une petite structure en bois, assez neuve, qui abritait des bancs et une table ; le genre de refuge que l'on croise en pleine nature et qui sert généralement à s'abriter de la pluie ou à se restaurer, au cours d'une randonnée.

Le premier bâtiment du village, juste quelques mètres plus loin, était fascinant, j'ai eu un vrai choc en le découvrant. Un bâtiment agricole, manifestement, dont la fonction m'échappe encore, mais absolument immense. Il était délabré, sans toit, ouvert aux quatre vents. Au lieu de fenêtres, de fines et longues meurtrières. Quelque chose de menaçant – mais d'indéfinissable – s'en dégageait.

Quelques dizaines de mètres plus loin, après les premières maisons (d'anciens corps de fermes reconvertis, essentiellement) on tournait à gauche pour arriver face à l'église. Quelques belles et grandes maisons, que je devinais accueillantes, douillettes, dans leur jus. Tout cela menait, à ma grande surprise, aux rives d'un canal, que longeait un chemin de promenade ; je me suis promis de l'emprunter à l'occasion, pour voir où il menait.

Je suis arrivé ensuite aux abords d'un vieux cimetière, hors du village, ceint d'un mur en pierre. J'ai toujours aimé les vieux cimetières, les vieilles tombes. Spécialement dans les villages. Ils n'évoquent rien de macabre, rien de triste, ils ont au contraire quelque chose de presque doux, de douillet même, dans ce genre de décor les cimetières sont fidèles à leur étymologie de « dortoirs ». Ils évoquent le repos, la paix, la proximité des proches, la douceur de la terre natale. Tout l'inverse d'un colombarium.

Après il n'y avait plus que les champs, mais on voyait au loin le village voisin, à quelques centaines de mètres, dont on devinait les toits et le clocher de l'église. Je n'envisageais pas spécialement de m'y rendre à pieds mais je rêvassais quelques instants d'un monde plus simple, plus lent, plus silencieux, où les gens se rendraient d'un village à l'autre à travers champs, pour commercer, se rendre visite...

mardi 22 février 2005

Errance

Ces derniers mois je suis retourné plusieurs fois, de jour comme de nuit, sur les lieux de mes études à l'université, de ma vie d'étudiant... Une errance obsessionnelle, triste, angoissée, dans ces lieux de ma jeunesse devenus morts, silencieux, effrayants. Il n'y a littéralement rien à voir là-bas et pourtant j'y retourne encore et encore, avec dégoût, peut-être précisément pour éprouver ce dégoût, pour me convaincre qu'il n'y a plus rien à y voir, pour parvenir à intégrer ce fait une bonne fois, pour faire mon deuil, comme disent les cuistres. Ou peut-être est-ce l'inverse, peut-être ne traîné-je aucune nostalgie d'époques plus vivantes, plus riches en événements et en rencontres ; peut-être reviens-je sur ces lieux pour les voir enfin morts, enfin vides, débarassés de tout le théâtre poussif que l'on nomme une vie. Dans leur vérité nue, la vérité du néant.

lundi 3 janvier 2005

Le canal, suite et fin

Promenade, toujours au bord du canal, mais dans le sens opposé, cette fois – je pars de la marina et longe l'eau jusqu'à retourner en ville, pour découvrir en chemin le site abandonné dit « Les Forges », gigantesque et dégageant le même sentiment post-apocalyptique que les lieux de mes précédentes balades le long du canal.

Je décide de ne plus y retourner, et encore moins seul.

lundi 20 décembre 2004

Le canal

Promenades au bord du canal. Je me gare sur le parking en gravier du port de plaisance. Il fait froid encore, une pellicule de givre, presque imperceptible, recouvre encore le paysage et les choses.

Une carcasse de mouton, ou d'un animal que je n'identifie pas, sur l'eau gelée. À la fois atroce et... atrocement photogénique.

Je marche le long de l'eau, vers la ferme où E... et moi sommes allés quelques fois, et je continue encore au-delà.

Je prends des photos qui ressemblent à des paysages post-apocalyptiques, Tchernobyliens, mêlant herbes hautes, caillasses, murs noircis, tuyaux d'évacuations venant d'on ne sait où.

Je suis dans un état mental bizarre. Suivre ce cours d'eau, dans une solitude absolue, parfois ponctuée d'une grange délabrée, d'un entrepôt en briques ou d'une structure métallique à nu, par un matin d'hiver, donne une curieuse sensation d'expérience spirituelle, religieuse, un genre d'équivalent local du Gange revu par Tarkovski.

lundi 11 octobre 2004

Morne existence

Je mène une vie minimaliste, routinière, étriquée, minimaliste. J'ai besoin de m'évader, d'explorer, de voir autre chose. Le monde ne peut pas être pauvre à ce point, se réduire à ce point à une série restreinte de lieux utilitaires, de zones laides où rien n'est possible. Il doit y avoir quelque chose à voir, quelque chose à faire. Il doit y avoir des territoires encore cachés, ou tout est intact. Il le faut.

vendredi 8 octobre 2004

Pélerinage

Elle était de retour en ville, aujourd'hui, et sur le chemin de la Foire, pour aller faire un tour de train fantôme, nous sommes passés – mais comme chaque fois que nous nous revoyons – devant le 29 rue de la Source. Seulement, cette fois j'ai émis l'idée de sonner chez quelqu'un, au hasard, et d'entrer faire des photos dans la cour intérieure. Aucun de nous deux n'y était entré depuis des années, depuis cinq ou six ans peut-être. C'était excitant comme une plaisanterie de gosses : faire toutes les sonnettes et attendre qu'on nous ouvre.

Elle a sonné au hasard et, après plusieurs essais infructueux, expliqué à l'un des habitants qu'elle avait habité ici et voulait prendre quelques photos de la cour intérieure. Nous sommes donc entrés. J'y suis allé le coeur léger, ça n'était pour moi rien de plus qu'une petite ballade touristique, mais elle, elle, dès l'entrée dans le couloir, est passée en un instant des rires aux sanglots ; cela m'a surpris mais c'était, au fond, évident. Derrière l'aspect anodin de cette petite excursion, quelque chose de beaucoup plus profond et douloureux se jouait. Je lui ai été presque reconnaissant de verser ces larmes.

Les murs avaient été repeints en blanc. Les volets de son ancien appartement étaient fermés et nous avons sonné mais personne n'a ouvert. Nous n'avons croisé personne dans la cage d'escalier. Il n'y avait aucun bruit, aucune odeur. C'était un moment horriblement triste, mais avec mon appareil photo, à mitrailler toutes les cinq secondes, je me sentais un peu protégé, comme extérieur à ce qui était en train de se passer. Tout est heureusement devenu plus léger quand nous sommes ressortis dans la cour intérieure. Le pélerinage avait été fait.

samedi 29 mai 2004

Fin de l'exercice

Je dois avouer que je n'ai pas vraiment continué mes "exercices de présence au monde", n'en ayant pas vraiment l'utilité dans la mesure où je ne suis ni écrivain ni concepteur de jeux vidéos ou quoi que ce soit dans ce genre. Néanmoins je pense que c'est une discipline sauvage très intéressante et prometteuse – tant pis si ça sonne prétentieux.

dimanche 18 avril 2004

Rêve de la nuit dernière

Je roule seul, de nuit, vers la Champagne. Je m'arrête à Reims ou Troyes ; c'est une ville assez misérable, laide, grise, mais elle a ce charme de la nouveauté dont j'ai tellement besoin. Cette impression d'être perdu, dépaysé, d'être un étranger absolu, donc libre absolument. Je trouve d'ailleurs un quartier assez médiéval, plus vivant, très beau, et me sens comme un touriste, comme un aventurier un peu également, c'est extrêmement apaisant et agréable. Je me retrouve aussi dans une sorte de banquet familial, ou peut-être communal, parce qu'il y a beaucoup de monde. Un petit midi ensoleillé en province. Je me promène au bord d'un cours d'eau, il y a un pont ou un passage à gué, peut-être une petite cascade, aussi, et un vieux – le rebouteux, le vieux sage du village. Il y a une petite fille très pauvre, très sale, qui se couche toute habillée dans une espèce d'abreuvoir, en ville, pour se laver.

dimanche 14 mars 2004

Acceptation

L'un de ces derniers soirs je me suis baladé dehors et, sur une impulsion, attiré par je ne sais quoi, suis entré inopinément dans un immeuble donc les doubles portes en bois, anciennes, belles, étaient grandes ouvertes. Une musique étouffée, à bas volume, s'en échappait. Je me suis retrouvé dans un long couloir, comme dans un lycée ou un hôpital ; vieux carrelage, boiseries, etc. Tout au bout il y avait une salle où des gens (plutôt jeunes, la vingtaine, la trentaine) dansaient. J'ai fini par comprendre, en les voyant échanger en langue des signes, que c'étaient des sourds-muets qui faisaient une petite fête à leur manière. L'immeuble devait être une institution et un lieu de vie qui leur était réservé, et cette soirée une espèce de manifestation type "portes ouvertes".

Je me suis éloigné et ai exploré un peu les lieux, qui étaient obscurs dans l'ensemble, d'une manière agréable et intimiste, sans rien d'angoissant. Je suis entré dans une pièce au hasard ; c'était une une cuisine. Tant dans le couloir que dans cette cuisine l’architecture et la décoration avaient décidément un côté vieillot, mais qui n’avait rien de malsain, au contraire, c'était accueillant comme un foyer, un lieu que j’aurais connu ou pu connaître dans mon enfance ou ma jeunesse. J'ai pris quelques photos.

Un peu plus tard, des gens que j’avais vus danser sont venus me saluer, certains devaient être des accompagnateurs ou éducateurs, puisqu'ils parlaient, et on a discuté un peu, manifestement mon intrusion ne les gênaient en rien. Je suis resté là une bonne partie de la soirée. Certains jeunes sourds-muets se sont joints à leur manière à la conversation, et j'éprouvais une sorte de fascination pour leurs échanges silencieux, paisibles, souriants. Je n'ai jamais vécu dans une telle structure, pas même dans un internat à l'époque de ma scolarité, et pourtant j'ai ressenti comme une sorte de nostalgie indéfinissable.

jeudi 5 février 2004

Balade nocturne

Cette fois j'ai pris le parti d'avancer au hasard, là où mes pas me porteraient. Je suis repassé dans la petite ruelle, espérant revoir cette véranda illuminée qui m'avait émerveillé, hier – une véranda vitrée, à 5 côtés, dans laquelle une gentille petite famille passait le temps, à la lueur de bougies et de petites lampes. Quelque chose de presque insupportablement heureux. Mais cette fois, la maison était plongée dans le noir. Pas de magie deux jours de suite, ou en tous cas pas la même.

Celle d'aujourd'hui allait être plus sombre et plus étrange ; j'aurais dû m'en douter dès le début, dans la rue précédente, avec ce jardin obscur fermé par un grillage tordu et envahi par la végétation, par les ronces, d'où surnageaient quelques petites roses blanches. Je me suis arrêté devant et l'ai regardé longuement, sans savoir exactement pourquoi il me fascinait. Plus loin, alors que j'avais quitté ce petit quartier-là, sans un regret, pour prendre une rue au hasard après la Mairie, je retombais sur la même chose, le même effet ; une petite maison décrépite, au bas d'une longue rue très en pente, avec une grille bien noire, que la végétation recouvrait en partie ; cela cachait l'essentiel de la maison. J'ai toujours aimé ça, cette ambiance de décomposition, de vieillesse, je ne sais pas pourquoi.

J'ai remonté la rue, dont je me suis rendu compte assez vite que je ne l'avais jamais empruntée. Les maisons m'obsédaient comme toujours dans mes balades nocturnes, avec leurs fenêtres illuminées, chaleureuses, qui font se sentir encore plus seul, et renvoient à quelque chose de sans doute très primitif – l'envie d'aller toquer à la porte pour avoir un peu de chaleur et rencontrer des congénères. S'approprier leurs vies, aussi, leur univers, car une maison, c'est un univers en soi. Souvent, rien que la couleur d'un papier peint, un tableau au mur, la forme d'une lampe, font naître des histoires et des fantasmes. Chaque maison est un roman.

La rue débouchait sur la cité. Sur la totalité de mon champ de vision, des HLM de petite taille, des gazons, des chemins bétonnés, des garages ; un monde miniature parfaitement organisé, domestiqué. J'avançai droit devant moi, dépassant des groupes d'ados tranquilles, des pères de famille, personne ne prêtait attention à moi. Les HLM oranges, illuminés, semblaient irréels.

Devant une belle maison : je me plaçai par rapport au réverbère et aux branches des arbres au dessus de moi, pour avoir la plus belle lumière et le plus beau cadrage. Et je réalisai à nouveau que je ne vois pas la réalité ; je vois mes fantasmes, et je n’aborde pas le réel comme un réel, mais comme une matière esthétique, une œuvre qui ne demanderait qu’à être fixée, en appuyant sur un bouton.

En sortant de la cité HLM j'étais à nouveau en terrain connu ; rien ne m'empêchait de redescendre vers la mairie, puis de rentrer chez moi. Mais comme en rêve, je vis à nouveau des chemins et des rues qui montaient vers des quartiers que je n'avais pas remarqués jusque là. Je montai une rue discrète où presque toutes les maisons étaient plongées dans le noir. L'impression d'irréalité se fit plus forte, et culmina quand j'arrivai devant le cimetière. Sa longue muraille terminait la rue et barrait l'horizon ; au dessus, la lune, absolument pleine, jaunâtre, énorme. Le funérarium ressemblait à un bâtiment romain, et avec ses plantes exotiques, en façade, j'eus plus que jamais l'impression d'être dans un décor. De l'autre côté de la route, c'étaient des entrepôts, puis des arbres et la nuit.

Je longeai le cimetière et descendis un petit chemin sous les branches, qui donnait sur les champs ; on sortait de la ville. Mais un autre embranchement menait vers des baraquements militaires à l'abandon, fermés par des barbelés. Le sol était boueux. La sensation d'irréalité laissa la place à d'autres pensées, plus personnelles, des visages anciens me revenaient. Un changement subtil d’ambiance, d’un pas à l’autre, comme toujours, à plusieurs reprises pendant les ballades ; chaque coin de rue, chaque nuance architecturale, chaque subtile modification de l’éclairage emporte vers d’autres mondes intérieurs. Je pensais à Émilie Forest. Je me répétais son nom, comme un mantra, ou comme pour lui redonner un peu de réalité, un peu de chair. Son nom ne m'étais pas apparu depuis des années, et semblait surgi d'une vie antérieure. Émilie Forest ; une apprentie serveuse qui était ma voisine de palier quand j'étais jeune étudiant, et qui fut la première personne que j'y ai connue et fréquentée pendant quelques semaines avant qu'elle disparaisse purement et simplement. Je me suis demandé si elle allait bien.

Note : en relisant le récit de cette balade, j'ai pensé à Béatrice, en me demandant pourquoi, puisqu'elle n'a jamais vécu dans ce quartier, avant de réaliser que c'est aujourd'hui au cimetière en haut de la côte qu'elle habite, ou pour être plus tristement exact, que se trouvent les cendres de son corps. Je me souviens maintenant aussi que je lui avais donné ce texte à lire, puisque nous parlions de la méditation, qu'elle pratiquait assidument pour tenir aussi éloignée que possible la douleur – en plus des multiples doses de kétamine qu'elle s'envoyait quotidiennement – généralement sans grand succès. Je lui soutenais donc que de se balader dans un certain état d'esprit s'apparentait à une forme de méditation ; avancer sans réfléchir, l'esprit vide, entièrement ouvert aux perceptions d'une part, aux idées et images mentales naissant toute seules, incontrôlées, dans l'esprit, d'autre part.

lundi 12 janvier 2004

Le bosquet venteux

Balade sur les hauteurs de Neunkirch, cet après-midi – comme souvent ces temps-ci. Quand j'ai bifurqué , après le terrain d'aviation, pour rejoindre la forêt, longeant ces fourrés interminables et inextricables survolés en permanence dirait-on par des nations entières de corbeaux, j'ai remarqué un bosquet étrange. Par je ne sais quel hasard ou nécessitait, il se trouvait exactement sur un couloir. On aurait dit qu'il en sortait un courant d’air puissant. Et ce courant d'air avait quelque chose de réjouissant, de vivant, qui évoquait, je ne sais pourquoi, l’aventure, le voyage, la nouveauté.

dimanche 4 janvier 2004

Le plaisir de se perdre

Je suis arrivé à Saint-Dizier alors qu'il faisait nuit depuis un bon moment. J'avais rendez-vous avec les filles ; elles n'étaient pas encore parties quand je me suis garé sur un parking quelconque, au hasard. Cela m'arrangeait ; j'en ai profité pour me balader. J'avais longé, en arrivant, un parc donnant sur une grande muraille médiévale, qui cachait un château plus récent, et le tout paraissait vraiment incongru, juste après la voie rapide et la zone commerciale par laquelle j'étais arrivé. Il y avait peu de monde dans les rues. Beaucoup de vieilles pierres, de façades décrépies, de grilles et de portails, d'églises et de ruelles pavées, de palmiers qui donnaient, comme parfois à Nancy, l'impression de se trouver dans une ville du Sud, loin...

Je me suis enfoncé dans la ville, au hasard, ressentant un peu la même chose qu'à Toulouse, le jour où j'avais passé une journée seul à marcher dans les rues, me perdant dans des quartiers de plus en plus excentrés et anonymes, avec un vertige presque voluptueux, ou comme à chaque fois que j'ai été dans une situation similaire : le plaisir de se perdre, de découvrir des lieux – rues et ruelles, places, arrières-cours, jardins – et d'avancer sans cesse, au hasard, ouvert à toute éventualité, tout surgissement de l'inconnu...


dimanche 12 octobre 2003

Le Bas-chemin

Promenade le long de la piste cyclable, ce matin. Il faisait doux, tout était paisible et réconfortant. Une balade de dimanche matin comme je les ai toujours aimées. Pour la première fois j'ai réalisé qu'il y avait un AUTRE chemin, parallèle à celui que j'emprunte comme chaque promeneur, goudronné, bien dégagé, coincé entre la voie ferrée (inaccessible, grillagée) et des fourrés épais, inextricables. Cet autre chemin se situe en contrebas, derrière les fourrés ; il est quasiment invisible mais bien réel. Il est sombre, inutilisé, plus on avance, plus les haies et les arbrisseaux entrelacés, aux branches tortueuses, griffues, menaçantes, en interdisent l'entrée aux curieux. Mais il est incroyablement attirant. On soupçonne qu'il mène à des choses sombres mais inédites. C'est presque une métaphore involontaire, dans le paysage, des deux chemins qu'un homme peut prendre dans sa vie.

vendredi 22 août 2003

Campagne fantôme

J'ai rendez-vous avec F. à un endroit précis, et quand j'arrive à l'entrée du village, je la vois ; elle marche sur la route, dans ma direction. Nous avions rendez-vous pour participer ensemble à cette marche populaire. Il y a des centaines de participants, des voitures garées partout, d'autres qui manoeuvrent, ainsi que des motards, des équipes de la presse, des stands d'organisateurs un peu partout, etc ; cette foule et cette activité me surprennent assez et me font voir d'un autre oeil cette campagne plate, fantôme, habituellement déserte, que je ne parcours qu'en voiture quand je rentre chez mes parents pour les vacances.

Nous nous insérons parmi les marcheurs et parcourons plusieurs kilomètres, presque en silence, elle et moi, dans le village même puis sur des chemins de terre au milieu du no man's land.

Il y a quelque chose d'archaïque là-dedans. Le souvenir génétique d'une campagne vivante, bondée, grouillante, même ; des fantasmes de peuple en marche, comme dans les scènes de la Bible ou peut-être de certains contes de fées. Quelque chose qui peut ressembler aussi bien à un meeting fasciste qu'aux scènes de la Libération. Quelque chose de dionysiaque, qui brise le morne ordre quotidien où chacun est terré chez soi, où tout est statique et silencieux.

jeudi 26 juin 2003

Apocalypse ratée

C'était les champs derrière la ferme – une lumière de rêve, de mythe, d'apocalypse que les photos ne retranscrivent absolument pas, ne peuvent pas retranscrire. Je regardais les arbres au loin ; ils flottaient dans une légère brûme que transperçaient les rayons du soleil, et derrière cette porte naturelle, on devinait un champ, d'autres arbres, jusqu'à l'horizon. J'ai remercié Dieu de m'avoir conduit là, et nous avons franchi la barrière d'arbres. Tout était silencieux, et avec cette lumière si intense, on aurait dit que le monde allait nous livrer un secret. Mais il n'y avait qu'un autre champ. Nous sommes retournés à la voiture.

dimanche 11 mai 2003

Zones

J'ai récemment été avec F. à la fête médiévale qui se tient tous les ans à quelques kilomètres de chez elle. Nous sommes passés en voiture (c'est moi qui conduisais) à travers plusieurs villages sur le trajet, où je n'avais pas remis les pieds depuis cette journée à vider la maison de la grand-mère de L. et dont je n'avais aucun souvenir.

Il faisait incroyablement beau et F. elle-même a fait la réflexion que ça sentait les vacances ; le ciel bleu, la végétation luxuriante, le fait même de rouler en voiture... Je n'avais jamais roulé dans ces communes qui bordent la grande ville, et cela me mettait dans un état mental assez étrange ; c'était comme me retrouver « pour de vrai » dans ces rêves où je marche ou  bien roule seul dans la ville, mais dans une version étrangère, parallèle, inconnue.

C'était aussi comme revenir dans certains souvenirs, ou revoir une photo ancienne, oubliée, de ma jeunesse, mais en élargissant son cadre aux paysages environnants, et en ayant une chance d'y entrer, de les explorer. Un voyage dans le temps, l'espace, la mémoire.

Ces villages font partie de ces zones étranges comme il y en a beaucoup autour de la ville, ou plus exactement des non-zones, des non-lieux, juxtapositions incohérentes, comme dans les rêves, de fermes ancestrales bordées par un magasin ACTION ou une pizzéria, et où l'on passe en quelques dizaines de mètres de jardins ouvriers à des tours d'habitation, des maisons Phoenix, des entrepôts, des terrains en friches. On est ni en ville, ni à la campagne, ni dans une zone commerciale ou industrielle. On est précisément, exactement nulle part.

samedi 12 avril 2003

Exercices de présence au monde

Ça se passe il y a une dizaine d'années environ. Je sors de chez moi, un matin, vers 7h30. Il fait froid et sec. Le ciel est d'un bleu intense, superbe.

Je dois me rendre à un centre de formation où j'ai à passer la journée, pour mon travail.

C'est en réalité une vieille maison à la sortie de la ville, en bordure de champs et de forêts, reconvertie en lieu pour recevoir des groupes, des séminaires, des repas, etc. On y trouve des salles de réunion, une cuisine, des dortoirs, des salles de bains.

Je traverse tranquillement une large place au centre de la ville, quasiment en bas de chez moi, en me disant que quelque chose cloche ; mais je ne sais pas quoi. Puis je VOIS réellement, et entends réellement le monde autour de moi ; je sors du pilotage automatique où je vis la plupart du temps.

Je réalise que l'air est saturé de cris de corbeaux, assourdissants. Et qu'en même temps, au loin, une sirène de pompiers retentit – le genre de son qui évoque les alertes aux bombardements dans les films. Au bout de la place, une brume épaisse, très blanche. Toute la scène est incompréhensible, comme si quelqu'un avait placé des éléments d'ambiance au hasard.

J'arrive au centre de formation, presque en état de choc. J'ai l'impression d'être à côté de mon corps, de vivre un rêve éveillé. Tout a l'air à la fois irréel et beaucoup plus réel.

Il y a un pommier, dans l'herbe, à proximité du bâtiment. Un panier est posé au sol, au pied de l'arbre, rempli de pommes.

Je passe la journée presque inconscient des gens et de l'activité qui se déploient autour de moi, à écrire dans mon carnet des idées pour une typologie personnelle des ambiances et de ce qui les constitue, ainsi que des techniques de base pour créer des chocs esthétiques et poétiques comme celui que j'avais eu, à l'improviste, dans la rue. Avec le postulat qu'il était possible de le reproduire à volonté – dans le cadre de la création, de la rêverie sans but, ou d'un travail personnel sur sa propre conscience. C'est fondamentalement un travail sur son propre regard sur le monde.

*

Voici une transcription de mes notes en vrac :

Quel est mon objet ?

Étudier les procédés (tout élément d'un texte, en matière de contenu, comme de forme) pour étudier les effets produits sur le lecteur / le joueur.

Partir de récits / scènes qui m'ont marqué, qui m'ont parlé, et les analyser.

Dans la mesure où il ne s'agit pas d'étudier des récits, mais des scènes immobiles, des visions (fussent-elles « évolutives »), le terme narratologie n'est sûrement pas juste. Comment appeler ça ? De la poétique ?

La poésie que je veux analyser n'est pas celle de la forme du récit, mais celle de son contenu.

*

Ciel bleu azur, nuages moutonneux. Brume incompréhensible. Sirènes d’alarme incendie au loin.

Olfaction

Couleurs

Éléments du décor

Données météorologiques

Contradictions ou Grands contrastes (sensoriels et émotionnels)

Éléments sonores

Impression de découverte

Impression de rêve

Impression de sens impossible à formuler ou qui échappe

Impression que quelque chose va arriver, ou que l’on a quelque chose à faire

Incongruités, surréalisme

Profusion de signes. Le monde humain est un monde de signes.

Le description froide, analytique, topographique d’un lieu et de ses éléments, et d’éventuels événements qui y ont lieu, comme nouvelle forme littéraire – pour une époque technique sans lyrisme.

Influence des arts visuels, du multimédia.

Une écriture de la présence, de l’étant-là, plus qu’une narration.

Micro-récits. Refus des tartines psychologiques. Pas d’obligation du « personnage ».

Ruptures de rythmes. Trois ans en cinq lignes. Trois minutes en cinq pages.

Une clairière, un matin de printemps. Des cadavres au sol. Des cloches au loin. Cadavres en sang, herbe bien verte. Chants d’enfants sur la droite.

Pas besoin de « faire du style ». La poésie est dans la nature même de ce qui est décrit ou raconté.

Le bruit de trains roulant lentement sur des rails. On est dans une grande pièce vide dans un bâtiment abandonné. Elle a de nombreuses fenêtres, à gauche, d’où entre une lumière dorée. Des rideaux qui volent au vent. Sur le mur de droite, une croix, peinte. Des meubles et des traces de vie dans certaines pièces. Une estrade. On entend des dialogues venant de pièces adjacentes.

Ce sont des exercices de présence au monde.

Techniques :

Opposition (cimetière + rires d’enfants) // Étrangeté radicale (cimetière + bruit de machines)

Ruptures entre cohérence et incohérence (église + son de cloches, puis cimetière + bruit de machines)

Interaction et placement au centre du monde et de l’attention // Indifférence du monde, position de spectateur extérieur

Temporalité :

- Scène fixe // Écoulement du temps

- Ralenti / Normal / Rapide

- Ellipses ou continuité

Météo : temps (selon la saison, neige, pluie, soleil, chaleur ou pas, brouillard) – couleur du ciel – température extérieure.

Sources naturelles et artificielles de lumière.

Types de sons : humains (voix, bruits, musique), mécaniques (machines, véhicules, travail), animaux, sons liés à la météo, liés aux événements (guerre, fête, etc).

Types de lieux : naturel, urbain (époque ? style ?), industriel, ruines (époque, style ?), architectures particulières.

Incendies, inondations, tempête, tremblement de terre.

Événements : incendies, fête, guerre, rite religieux…

Objets : liés au travail, véhicules, organiques, artistiques, militaires, familiaux / vie quotidienne, médias (affiches, journaux, disques, films), animaux

Données olfactives : air pur ou non (fumée, etc), odeurs présentes (bonnes ou mauvaises).

Récit-caméra. Succession de perceptions.

*

Le panier de pommes au pied de cet arbre, dans le verger qui entourait le centre de formation. La quasi extase que j'ai ressentie en le voyant.

Anachronique, en décalage avec la vie actuelle, les métiers actuels, etc.

En même temps, cohérent vu le lieu (un verger, un quartier à la sortie de la ville, près des champs)

En somme, c'est une amplification de l'aspect anachronique d'un lieu.

Trace d'activité humaine.

Une activité humaine immémoriale qui plus est.

Le fruit lui-même est archétypal.

Appel à des archétypes (activité humaine, lieu, objet)

Trace humaine, mais aucun autre humain visible ni audible sur les lieux.

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Scène à l’apparence gaie / apaisante, ou triste / angoissante

Scène au ressenti gai / apaisant, ou triste / angoissant

Cohérence ou incohérence apparente entre les éléments

Cohérence ou incohérence ressentie entre les éléments

Sentiment de familiarité ou de découverte / désorientation

Impression de sens impossible à formuler

Interaction et placement au centre du monde // Indifférence du monde et placement comme spectateur d’événements extérieurs

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Rêve fictif qui m'est venu en me promenant dans la forêt hier : avancer, de nuit, dans une forêt obscure, froide, inhospitalière, et arriver, sur un sommet, dans un petit village chaleureux, vivant, ou devant un restaurant aux fenêtres illuminées, ou quoi que ce soit de ce genre.

Effet de rupture, de contraste, inattendu, et aussi bien esthétique que moral.

Précisons :

Obscurité // Lumière

Froid // Chaud

Solitude // Foule

Sentiment de déprime et de danger possible voire probable // Sentiment de sécurité et de joie

Mort // Vie

Qui dit rupture dit tension, préalablement.

Quand le contraste ou la contradiction entre deux éléments d'un scenario ne se suivent pas temporellement (forêt obscure, PUIS restaurant rassurant) mais se superposent (une forêt obscure et sinistre mais où l'on marche avec d'innombrables pèlerins, chacun tenant un cierge, dans une scène émouvante, sans aucune angoisse) on est dans autre chose.

Toute rupture repose-t-elle sur un contraste (voire une contradiction) ?

Le restaurant, la taverne, tout lieu vivant, illuminé, chaleureux, reste malgré tout « attendu », après une forêt obscure et sinistre. Il y a rupture, contraste, mais pas de contradiction. La contradiction serait d'avancer dans le Sahara, et de tomber sur un igloo encerclé par des ours polaires.

Le restaurant est attendu parce que ça colle avec la réalité, et que c'est aussi, au fond, quelque chose d'attendu dans la fiction, le récit imaginaire, le conte, etc.

La rupture qu'introduit le lieu inattendu-mais-attendu provoque des sentiments (réconfort, etc) alors que la rupture fondée sur une contradiction absolue ne fait qu'étonner ; elle ne provoque rien d'autre.

Distinguer le merveilleux (ou magique) du n'importe quoi.

Si à la place de la taverne dans la forêt, ou de l'igloo dans le Sahara, on avait une soucoupe volante (aussi bien dans la forêt que dans le Sahara), ce serait encore une autre catégorie.

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Je n'ai jamais réussi à prendre le temps d'organiser et enrichir ces notes, d'en faire quelque chose d'exploitable, comme une sorte de méthode. Et ces fameux exercices, comme démarche créative et comme méthode gratuite et légale pour planer, sont une chose que je n'ai jamais poursuivie. Hélas...

mercredi 5 mars 2003

Explorations Psychogéographiques

J'ouvre donc cet humble blog intitulé "Explorations Psychogéographiques" sans trop savoir ce que je vais en faire. J'ai toujours aimer marcher, me promener, à la fois dans une liste restreinte de lieux favoris où je reviens encore et encore, comme pour les hanter et raviver en moins certains souvenirs – et dans des lieux totalement inconnus, inédits, où je me laisse emporter par le plaisir, l'excitation de l'exploration. Souvent je remarque que dans ces moments-là je me trouve dans des états mentaux un peu étranges, que j'aimerais  approfondir et expliciter ici.