mardi 3 avril 2007

Post tenebras lux

Adolescent, je me suis un jour introduit dans une maison. Elle se situait au bas de ma rue et bordait une place, ou plus exactement un terrain à moitié bétonné, l'autre moitié laissant pousser quelques arbres et des herbes hautes. Cette place était délimitée par un vieux mur, sur trois côtés, et cernée par des maisons et des jardins privatifs. L'une de ces maisons était particulièrement ancienne, à colombages, et surnommée depuis des temps immémoriaux « la maison du bourreau ». La légende voulait en effet qu'elle ait été la maison du bourreau de Jeanne d'Arc.

Elle semblait vaguement abandonnée ; elle n'était pas du tout en ruine mais avait quelque chose de silencieux, d'immobile, d'endormi, comme une maison de vacances, peut-être.

J'y suis entré par une après-midi d'été, avec une camarade d'école, Julia, avec qui j'avais gardé quelques relations lointaines. Nous savions (je ne saurai plus aujourd'hui dire comment) qu'une porte à l'arrière, donnant sur la cuisine, n'était jamais verrouillée.

J'avais le coeur qui battait la chamade, avec le sentiment de commettre une transgression plus grande qu'une simple effraction. Une transgression morale, voire métaphysique, que j'étais incapable de formuler précisément à mon jeune âge. Peut-être simplement étais-je attiré par le fait de commettre un interdit, attiré par l'idée même du crime, de l'effraction et du voyeurisme. Pas dans le but de faire du mal à quiconque, mais avec l'idée, informulée encore une fois, que tout au bout de la transgression m'attendaient des révélations, une richesse et une profondeur d'existence qu'une vie quotidienne bien réglée, bien honnête et respectueuse des lois et des convenances, ne permettait pas d'atteindre.

La maison n'était pas abandonnée du tout. Elle était richement meublée et pleine d'objets fascinants, bien propre et accueillante, chaleureuse, boisée. Je n'étais absolument pas surpris ; au contraire, c'était comme me retrouver face à une évidence, face à un décor, un spectacle, qu'obscurément je savais devoir rencontrer un jour. Une étape nécessaire dans ma vie, un archétype de maison qu'il me faudrait explorer tôt ou tard. Je déambulai avec Julia à travers les pièces en prenant mon temps, en m'arrêtant sur chaque bibelot ou vieux meuble, fasciné.

Je me souviens d'une longue table en bois, d'une cheminée, d'une cuisine au carrelage ocre avec des casseroles en cuivre, de toiles aux murs, bien encadrées, d'un épais canapé de cuir sombre ; je me souviens de poutres apparentes, de murs en grosses pierres, de coussins en tissu, de plantes grasses et de vieux livres, je me rappelle les corbeilles de fruits, l'étage avec ses chambres douillettes (il y en avait trois, manifestement une famille vivait là, les parents et à en croire la décoration, deux adolescents, garçon et fille).

Un Amstrad CPC 6128, des armoires anciennes, un escalier en bois, immémorial. Les siècles semblaient cohabiter ici en paix.

Il ne faisait pas sombre à proprement parler dans la maison mais la lumière du jour entrait par rayons doux, dorés, paresseux ; elle semblait comme ralentie, atténuée, respectueuse de la vie privée, de la tranquillité, de la paix des occupants, dont je me demandais à quoi ils pouvaient bien ressembler et quel genre de vie ils pouvaient mener en ces lieux. Leur existence, en même temps, me paraissait un peu incongrue, presque théorique et peu plausible ; la maison semblait faite pour rester silencieuse, immobile, comme un pur décor, une pure idée d'un paradis domestique qu'il ne fallait pas souiller par sa présence. Peut-être les habitants évitaient-ils de rentrer chez eux après avoir ressenti la même chose que moi ?

En sortant nous tombâmes nez à nez avec une femme à vélo ; la propriétaire des lieux. Julia prit la fuite. Mais la femme était souriante, comme amusée de nous avoir pris sur le fait et de posséder une maison capable de produire une telle attraction. Je lui racontai sans aucune réticence ni timidité mon exploration de son domaine intime. C'était comme lui raconter comment je lui aurais fait l'amour, à elle – j'étais incapable d'établir consciemment cette comparaison, à mon jeune âge, mais la situation me troublait de la même manière. La maîtresse des lieux, qui devait avoir une quarantaine d'années, paraissait le comprendre, avec intelligence et indulgence.

Je ne sais pas combien de temps nous étions restés dans la maison mais alors que je parlais à cette femme souriante, presque entièrement silencieuse, qui m'encourageait à poursuivre ma confession par son simple sourire, enfourchant encore sa bicyclette avec un pied à terre, je réalisai que le crépuscule tombait ; un crépuscule chaud et intense, qui dorait tout d'une lumière d'or, une lumière idyllique qui accentuait encore l'attirance que je ressentis pour cette femme plus âgée que moi avec qui je venais d'établir un lien plus intime que je ne l'aurais pu espérer ; une lumière paradisiaque ou luciférienne, je ne sais pas, mais qui signifiait secrètement, pour moi seul, que ma quête était une réussite.

dimanche 1 avril 2007

Souvenir de très petite enfance

Je suis dans la cour derrière l'immeuble où nous habitons, dans cette rue à la sortie de la ville, qui donne sur des champs et des forêts à l'infini semble-t-il. Je vois des hommes se diriger vers le champ et les vergers derrière l'immeuble. Peut-être sont-ils déguisés. Ou habillés d'une manière étrange, inhabituelle pour l'enfant que je suis. Je sens qu'une espèce de jeu se prépare, un jeu très sérieux ; quelque chose de guerrier se dégage de tout cela ; c'est en tous cas le sentiment qui me vient. J'ai envie de les rejoindre.